prologue. ~
Sur l'assiette, la tranche de fromage qu'elle n'avalerait pour rien au monde. D'un regard détaché, elle regardait le chien qui attendait la récompense, langue hors de la gueule, prêt à sauter lui-même sur la table. Mais il est poli, il fait le poli pour mériter. C'est un chien, c'est comme ça les chiens. D'un geste presque gracieux, elle saisit la tranche de fromage et la lance en direction du chien qui s'empare de son présent gourmand. La cuisine tourne autour d'elle quand elle écrit son mot d'adieu, son mot larmoyant, son mot pas si triste que ça, finalement. Il est simple, il va droit au but. Ses parents, où ils sont, elle sait pas, elle sait plus. La cabane dans l'jardin, au coin d'une rue, dans leur chambre, elle s'en fout, elle veut partir, partir d'ici, vivre autre chose. Alors elle laisse le stylo bille frotter la surface rugueuse du morceau de papier pendant quelques secondes puis pose le mot à la place de la tranche de fromage, sur l'assiette, dans la cuisine. « j'en ai MARRE d'vivre ici je prends le taco je me tire j'me sers dans le pot d'argent, j'me tire, j'vais voir miami, chicago, washington, new-york, j'en peux plus d'vous. » Y'a des larmes au coin de ses yeux, ses parents, elle les aime quand même au fond d'elle. Même s'ils font rien de bien, même si elle n'est plus la bienvenue, même si elle est devenue un parasite; elle les aime, elle a du mal, un peu, pas vraiment. Il lui suffit de prendre les clefs et de démarrer la voiture. Elle s'en va, elle roule sans s'arrêter, jusqu'à New York elle va rouler, s'arrêter juste pour l'essence, elle mange plus depuis longtemps, elle est juste obligée d'avaler un croissant quand la grosse Bertha la voit partir de la ville. Bien sur, la grosse Bertha ne peut pas laisser la gosse s'en aller l'estomac vide, elle fait un geste, pas besoin de payer, pas besoin d'ajouter ça au crédit, c'est bon, qu'elle s'en aille, c'est la meilleure chose qui puisse être. Quand l'air s'engouffre dans la voiture, qu'il chasse toutes les odeurs de vieux, toutes les odeurs de voiture en décomposition, elle se sent vivante. Elle se sent vivante quand ses cheveux fuient par la fenêtre, quand on la klaxonne, quand elle appuie sur l'accélérateur, qu'elle se fait toute petite dans la voiture pour éviter les flics, quand elle vole un paquet de mentos dans la station service. C'est tellement poétique la route, ça lui donne envie de vivre, de vivre longtemps pour toutes les voir, toutes les routes. Même celles d'Angleterre, celles où on roule à gauche. Puis les pavés français dans les villes vieillies et les chemins forestiers et les chemins tellement étroits qu'il faut rouler à 10KM/H. Des fois elle prend des auto-stoppeurs et elle parle avec eux, elle leur demande où c'est qu'ils vont, d'où qu'ils viennent, ça l'intéresse. Quand ils répondent, elle a les yeux qui brillent, elle boit leurs mots, elle s'imagine l'endroit, elle veut y aller elle aussi, elle trouve ça tellement magique de voyager.  

la fleur fane et l'oiseau fuit. ~
Il y a quelque chose dans cette ville, quelque chose à propos des gens qui foulent le bitume, quelque chose qui flotte dans l'air que tu partages avec eux, quelque chose d'envoûtant. Ta voiture s'est arrêtée de rouler, elle est garée sur ce parking à l'entrée de Pasadena, pas trop loin du panneau d'ailleurs. Malgré tout, tu te sens hérétique à te promener ici avec ta veste qui pend sur les côtés, tes cheveux qui couronnent ton visage aux traits fatigués ; tout le monde étouffe et toi tu ne sens même pas la chaleur qui colle à la peau, la chaleur qui ronge la gorge et s'empare des poumons. Il fait sec en ce beau mois de juillet et t'oublies de t'étouffer dans tes vêtements, tu regardes vers le soleil avec une main en guise de casquette et une ombre te renverse. Comme ça. Elle passe derrière toi et tu tombes sur l'asphalte, tu t'égratignes la paume des mains, tu te mords la lèvres dans sans faire exprès et tu saignes ici et là. Tu te sens vagabonde et gamine, à genoux sur ce sol que tu ne connais pas encore, avec tes chaussures plates et ton sac. Ce sac que tu traînes partout, comme un prolongement de ton corps qui s'amenuise au fil des jours. Et revoilà l'ombre. « t'es perdue ? » ses bras sont croisés sur sa poitrine, son regard plonge sur toi, elle est devant le soleil, tu ne vois plus le soleil -elle est devenue le soleil, elle irradie presque plus. Tu fais une moue triste, t'opines et tu laisses tomber tes bras. Comme t'es toujours sur le sol, elle tend son bras vers toi. Ça te fait comme un chaud au cœur, tu la trouves jolie cette ombre, elle t'enchantes par sa présence, tu la suivras où qu'elle aille, cette ombre. « reste pas là c'est trop dangereux, bientôt y'aura la nuit. » la nuit qui comme une louve t'engloutira, parce que t'es qu'un agneau, les agneaux comme toi ça fait pas long feu la nuit. Et pour la première fois, tu suis quelqu'un, tu suis cette fille parce qu'elle t'inspire de la confiance, de la douceur dissimulée, de la force aussi, beaucoup de force derrière sa silhouette maigre, ombrageuse. C'est l'ombre de Pasadena, celle qui t'as conduite à cet endroit où tu peux dormir, celle qui s'en va et qui r'viens sans jamais laisser de nouvelles. Celle qui laisse un grand trou dans ta poitrine quand elle part. Puis quand elle revient, t'es là avec ton sourire, elle est là avec le sien, elle t'offre une tartelette, elle te fait un clin d'oeil. Puis le lendemain, elle disparaît encore. Elle te ramène la chaleur puis te la subtilise dans la foulée. Elle s'appelle Oona.

vertige. ~
Elle est partie avec ta bagnole cette fois. Tu lui as prêté parce que t'as pas su lui dire nom ; Oona c'est un oiseau, elle a juste besoin d'ailes plus rapides à chaque fois, t'aimes la voir s'envoler, tu sais pas où elle s'envole mais c'est jamais assez loin pour qu'elle décide de ne pas revenir. Alors elle revient toujours. Dans quel état, c'est autre chose. Mais elle revient. Aujourd'hui elle est revenue aux aurores ou plutôt, tu l'as trouvée aux aurores. À l'arrière de ta caisse, les jambes relevées, sa peau nue sur la banquette arrière, les cheveux gonflés, comme un lendemain d'amour. Tu le sais parce que t'as vu ta mère comme ça plusieurs fois. Parfois, elle se faisait frapper par papa, d'autres, elle gloussait en choeur avec lui. Tu savais que maman était encore jolie, qu'elle trompait papa, ça te faisait encore plus mal à toi qu'à lui. Quand t'as vu sa tête, d'abord, t'as pas tilté. T'as juste couru pour la serrer dans tes bras. « t'es revenue ! » t'as cogné sur les vitres à défaut de pouvoir la câliner mais t'as vu une deuxième tête sortir. Une tête agacée, une tête inconnue, une tête masculine. T'as reculé, elle dormait encore, il l'a réveillée. Puis quand elle a relevé la tête, elle a eu ce regard un peu surpris et elle a fait l'insoupçonnable : elle lui a collé un magnum sur le front et a appuyé sur la détente sans hésiter. Quand le corps est tombé, elle t'a vue. Quand elle t'a vue, comme un oisillon perdu, tombé de son nid, paniqué, t'étais là, au milieu de la route et le trafic commençait à se former, elle a ouvert de grands yeux, des yeux trop grands pour être les siens, pour être contenus par ses orbites. Ses lèvres ont bougé « merde, merde. merde. lavande. » mais t'as rien entendu, t'es partie, t'as couru, le plus loin possible. Cette fois, c'est toi qui pars, c'est toi qui sors de ce monde, qui va t'isoler un peu, le temps de comprendre. C'est pas possible, c'était pas elle, c'est pas possible, c'était pas Oona, c'était pas la mort au bout de son bras, c'est pas possible. Hier elle te disait de pas sauter de repas, aujourd'hui elle butait un mec qu'elle venait de se taper.