Samuel ∞ Brody

Le sport. Samuel adorait le sport, ça lui donnait l’impression de contrôler au moins une chose dans sa vie. Et avec son job, il ne pouvait pas se permettre de perdre la main – trop de sacrifices à la clé. Alors ce jour-là, comme parfois, il avait délaissé son habituelle salle de gym pour un entraînement en plein air, à Central Park, l’un des plus grands parcs de Pasadena. Il y allait souvent, à cause de la présence de quelques terrains installés là, non loin des terrains de jeux habituels. Ce jour-là, aucun gosse sur les balançoires, non. Seulement quelques jeunes assez louches, d’une quinzaine d’années, qui se regroupaient parfois, à l’abri des regards indiscrets. Samuel ne se demandait pas ce qu’ils faisaient – ne voulait pas se le demander. Il se revoyait à leur âge, des rêves plein la tête, l’impression de faire partie d’une vraie famille, avec ces autres jeunes désœuvrés du quartier, qui se planquaient loin des adultes pour ne pas être soupçonnés de quoi que ce soit. A l’époque, déjà, il savait que c’était mal. Boire, fumer, et tout ce qui s’ensuit. Mais il se foutait bien des campagnes de prévention du lycée, ça n’était qu’un môme, et de toute façon, qui les prenait au sérieux ? L’alcool, c’est mal. Haha. Quel scoop.

Il pénétra sur le terrain de basket-ball, son ballon sous le bras, en jetant un coup d’œil soupçonneux aux jeunes agglutinés un peu plus loin. Ils le regardaient aussi mais n’esquissèrent pas le moindre geste. Ils se connaissaient, du moins de vue, puisque Sam venait souvent traîner dans le coin. Et ils le toléraient, à défaut de l’accepter sur leur territoire. Il rêvait de s’approcher d’eux et de leur gueuler un bon coup dessus, de leur hurler d’éteindre ces clopes et de vider ces canettes de bière, car c’était le début – le commencement de la fin – et qu’une fois l’engrenage lancé, il n’y avait plus de retour en arrière possible, rien, jamais, ne redeviendrait comme avant. Mais il se contenait parce qu’il le savait déjà, cela était inutile. Ces mômes ne l’écouteraient pas, pas plus que lui avait écouté les rares adultes ayant tenté de le mettre en garde, des années plus tôt, dans ce qui semblait être une autre vie. Il jeta son sac à dos sur le bord du terrain et leur tourna ostensiblement le dos. Ne pas croiser leur regard. Sinon, il le savait, il aurait l’impression de se revoir, quatorze ans plus tôt, à ne pas savoir quoi faire de sa vie, alors que son frère venait de rejoindre l’armée, qu’il n’y avait plus personne sous son toit, plus personne à part sa mère. Il se détesta soudain de repenser à tout cela – pour quelle raison, hein ? Pourquoi ressasser encore et encore ce qui s’était passé, pour rien ? Lui, il venait simplement faire du sport, rien d’autre. Pour se vider la tête, comme il disait. Mais visiblement, c’était la tête qui ne voulait pas se vider ! Il s’élança sur la piste pour s’échauffer, dans l’espoir vain de ne plus voir ces gamins qu’il qualifiait lui-même de « rebelles », et cet échauffement s’éternisa. Ce serait bête de se blesser maintenant, à un simple entraînement, alors qu’il risquait sa peau régulièrement avec son boulot ! Et il ne supporterait pas d’être arrêté, même pour quelques semaines, à cause d’une cheville souffrante. Il avait déjà vécu un truc du même style quelques années plus tôt et il se souvenait encore de l’ennui mortel, dans son appartement ! Alors depuis, il veillait à s’échauffer correctement.

Tandis qu’il se dirigeait vers le ballon de basket pour faire quelques paniers, il aperçut une silhouette légèrement familière qui s’approchait du terrain, également en tenue de sport. Il sourit légèrement en reconnaissant le type, un peu plus jeune que lui, qu’il avait rencontré quelques temps plus tôt à l’occasion d’un entraînement sportif, au même endroit. Un match de basket amical opposant deux équipes du coin. Et comment oublier le gars ? Il s’était fait remarquer pour s’être pris le ballon en pleine tête au bout de la neuvième minute de jeu, avec une telle force qu’il s’était réveillé un peu plus tard, allongé dans les gradins, plusieurs têtes inquiètes penchées au-dessus de lui. Il ne semblait pas très doué pour le sport mais s’acharnait, et c’était ce qui plaisait à Samuel – acharne-toi même quand tout semble perdu d’avance. Alors ils avaient un peu discuté suite à cet incident qui, encore aujourd’hui, le faisait vraiment marrer. « Hey, Anderson, mon héros ! » Son sourire s’élargit tandis qu’il se dirigeait vers le bord du terrain, pour le saluer. « Qu’est-ce que tu fais dans le coin ? T’oses encore t’approcher d’un ballon ? » Il adorait le charrier, justement parce que, même s’il ne le connaissait pas suffisamment, il avait le sentiment que son interlocuteur ne le prendrait jamais mal – il restait quand même dans les limites du raisonnable, sait-on jamais. Samuel était quelqu’un de sarcastique, à l’image de son grand frère. Il aimait se moquer gentiment des autres – et de lui-même, surtout – et se prenait rarement au sérieux. Les autres le savaient et ne lui en tenaient pas rigueur. La plupart du temps, du moins.