> Quand le héros disparut de la circulation.

« Il va où papa ? Dis ? Il va revenir ? » Quelle naïveté venant de la bouche d’un môme de six ans. Son père, envolé dans un monde trop vaste pour lui. A l’époque, il croyait fermement que ça n’était qu’un passage. Que papa reviendrait vite, que sa voix rauque résonnerait bientôt dans la maison, qu’il se rendrait compte que sa famille, c’est sa vie. Samuel était un gosse candide et personne, alors, n’avait envie de briser ses illusions. Ce départ fut probablement le premier souvenir qu’il garde en mémoire. Un voile noir semble recouvrir tout le reste, avant la disparition soudaine et inopinée de celui qu’il considérait comme son héros. Peut-être tout simplement parce que ses six premières années furent les plus heureuses possible. Il avait un grand frère, de cinq ans son aîné, qu’il suivait partout, tel un petit chien frétillant, dans l’espoir de se faire apprécier, de l’imiter. Sans doute, devait-il être légèrement agaçant pour Dean qui n’avait pas envie qu’un gamin sachant à peine marcher soit constamment dans son ombre ! Pourtant, Samuel « Samy » continuait, avec toute la force du désespoir. Pour ne pas devenir invisible. Peut-être craignait-il qu’on l’oublie, qu’on ne lui accorde pas d’attention, si bien qu’il traînait toujours dans les pattes de son frère, de ses parents. Jusqu’à ce que la sentence tombe tel un couperet : « Je pars » Ces deux mots provoquèrent un tourbillon dans l’esprit embrumé du petit garçon.

Il ne comprenait pas – ne voulait pas comprendre ! Jamais un homme qui aime ses enfants n’aurait pu les abandonner. Papa m’aime ! Mais papa ne le montrait pas. Samuel grandit donc sans figure paternelle à laquelle s’identifier et ce fut probablement le plus gros manque de toute sa vie. A part son grand frère, en qui il vouait une indéfectible admiration, un inébranlable respect, il n’y avait personne pour le remettre sur le droit chemin, personne pour lui apprendre la différence entre le bien et le mal. Sa mère ne pouvait tenir ce rôle. Alors, dès cet instant, en la voyant si malheureuse, il se mit à haïr ce père jadis tant aimé. Le haïr de toutes ses forces. Comment osait-il provoquer une telle tempête sous leur toit ? Jamais il n’accepta son départ et, des années après, il ne l’a toujours pas pardonné. Un homme, un vrai, ne délaisse pas les siens sans prétexte. De même qu’un homme, un vrai, ne pleure pas tous les soirs, recroquevillé sous ses couvertures, dans l’attente lancinante, dans l’espoir douloureux qu’un jour son père refasse surface. Et pourtant, Samuel pleurait. Ce n’était pas un homme, pas encore, simplement un gosse aux jambes aussi fines que des allumettes. En silence, pour que personne – pas même son frère ! – ne l’entende, il déchargeait toute sa haine et son chagrin. Et se promettait que lui, jamais il n’abandonnerait sa famille. Pas comme lui jamais comme lui. Plus tard, il affronterait la réalité en face, il affronterait le danger, il n’aurait pas peur. Lui, il serait un homme, un vrai.


> Quand le tourbillon de la déchéance emporta tout sur son passage.

« Fous-moi la paix, putain, j’ai pas d’ordre à recevoir ! » Ces paroles. A jamais ancrées dans sa mémoire. A son frère, il avait dit des choses terribles, il s’en souvenait encore. Des paroles aussi blessantes qu’il ne croyait pas prononcer un jour. A l’époque, Samuel était adolescent, et son frère s’était engagé dans l’armée. Il était seul. Désespérément seul. Plus de père, plus de frère, seulement une mère qu’il ne comprenait plus – n’avait jamais compris ? Alors, pour compenser ce vide affectif, il commença dès l’âge de quinze ans à traîner avec des mecs assez peu fréquentables. Il les retrouvait d’abord le soir et se sentait tellement bien avec eux. Personne n’en savait rien mais ici, il avait enfin l’impression d’être compris, apprécié, aimé. L’impression d’être en vie. Mais ce sont mes amis ! se disait-il, avec force. Ces types l’influencèrent de plus en plus, au fil des mois. La drogue change un homme disait-on, et il se rendait compte à quel point cette phrase est véridique. Il testa tout. S’enfonça toujours plus loin dans la déchéance humaine. L’alcool, la clope, la drogue, avec toutes les circonstances qui s’ensuivent. Il adorait cette vie faite d’excès, car plus aucune limite ne lui était imposée. A plusieurs reprises, il se retrouva en cellule de dégrisement, eut affaire aux flics, mais il s’en fichait. Je suis vivant, bordel ! Vous m’avez tout pris, mais pas ça… Vous ne me volerez pas ma liberté. Les barrières tombaient. Il connut tout, il rencontra les premières filles ici. Sa vie devenait un enfer mais c’était le seul endroit où il pouvait se sentir bien, où on le reconnaissait à sa juste valeur. Sa mère était complètement dépassée en le voyant sécher de plus en plus les cours. Un gosse au passé brisé et à l’avenir incertain, qui errait dans une brume perpétuelle. Un zombie, pas encore mort, plus tout à fait vivant non plus. Se contenter de l’instant présent et ne pas réfléchir à ce foutu monde qui se meurt. Ne pas perdre de vue que le seul fait d’exister est une chance. Et vivre jusqu’à l’ivresse – comme si l’on ne devait jamais mourir.

Puis Dean est revenu. Sa mère, anéantie, lui avait envoyé une lettre en urgence et son frère refit surface au moment où Samuel s’y attendait le moins, alors qu’il était avec ses amis – sa famille, maintenant – en train de se défoncer. Jamais il ne vit son grand frère dans une colère pareille et il se demanda l’espace d’une seconde si Dean aurait été capable de le tuer. Mais Samy n’était pas lucide, il ne l’était plus depuis trop longtemps, il s’en fichait bien. Il avait commencé par détester son père, maintenant il détestait sa mère d’avoir appelé son grand frère. Il ne voulait pas être vu ainsi, pas par lui ! Alors, il l’insulta. De tous les noms possibles et inimaginables. Il se demande même encore aujourd’hui comment Dean a pu lui pardonner – parce qu’il n’était pas lui-même, peut-être ? Ou tout simplement, parce que c’était son frère. Des frères autrefois soudés, fusionnels, liés par une vieille promesse enfantine. On s’abandonnera jamais, croix de bois, croix de fer, si on ment, on ira en enfer. Samuel n’eut pas d’autre choix que de s’en sortir, car Dean ne le lâchait pas. Quitte à se montrer violent avec lui. L’adolescent qu’il était, en passe de devenir un adulte, lui en voulut terriblement mais aujourd’hui, lui en est tellement reconnaissant de l’avoir sauvé. Car oui, Dean lui avait sauvé la vie. Il ne ferait pas partie de ces types défoncés qu’on retrouvait dans les rues plongées dans la pénombre de Los Angeles, des cadavres plus tout à fait humains, qui auraient vendu leur âme au diable pour avoir leur dose.


> Parce qu’on voudrait tout comprendre, tout savoir, tout voir,  tout vivre.

« Je serai l’un de ces héros, ceux qu’on aime et qu’on admire ». C’était décidé, Samuel deviendrait pompier. Il était encore jeune, se remettait à peine de sa descente aux enfers quand il n’était qu’un adolescent, mais les rêves emplissaient sa tête. Il se lança donc dans ce domaine et très tôt, il fut remarqué pour son extraordinaire ambition. Malgré son caractère difficile et peu conciliant, il n’était pas du genre à se laisser abattre. Lui, il voulait vivre, ça se voyait. Vivre jusqu’au bout, sans réfléchir aux conséquences. Il se laisse porter par les événements et regarde rarement sur son passé. Se souvenir de ses frasques, c’était prendre le risque de replonger. Et il avait trop perdu dans la bataille pour oser remettre le nez dans ses anciennes affaires. Puis, il s’en doutait, Dean ne le quittait pas du regard, même de loin, il n’était jamais loin pour l’engueuler si nécessaire. Alors pour lui, au nom de tout ce que son frère avait fait, il ne replongerait pas. Même si ça signifiait ne pratiquement plus toucher à une goutte d’alcool. Pour compenser, il faisait la fête, tout le temps, le plus souvent possible. Et il fumait également énormément. De toute façon, je suis pompier, je peux déjà dire adieu à mes poumons, alors un peu plus ou un peu moins… Cette idée le faisait marrer. Quitte à mourir d’un cancer ou d’une connerie de ce genre, autant le faire correctement.

Aucune attache, aucune copine, rien. Il enchaîne les relations d’un soir ou de quelques jours pour ne pas se retrouver seul, le soir venu, dans son appartement. La solitude le fait flipper, car il a tellement peur de replonger de cette manière. Par ennui, par désespoir. Mais il refuse de se fixer, de rencontrer une femme, de tomber amoureux. Il avait déjà tellement de mal à gérer sa vie, alors si en plus il devait y rajouter des déboires sentimentaux ! Très peu pour lui. Plutôt crever. En revanche, il est désormais heureux de voir sa mère si épanouie, remariée à un homme qu’il considère comme parfait pour elle. Tous les deux semblent très amoureux et sa mère est si heureuse ! Son beau-père, contrairement à Dean, il l’apprécie beaucoup. Si différent de cette silhouette paternelle maintenant effacée de sa mémoire. Franck est un type extraordinaire à ses yeux, qui ne les a jamais laissé tomber, et rien que pour cela, il lui en est reconnaissant.
Aujourd’hui, Samuel reste un homme marqué par son passé et la vie lui paraît être un combat quotidien, même s’il est optimiste de nature et a su refaire surface. Il n’est pas du genre à se plaindre ou à se reposer, non. Un homme, un vrai, toujours. Une idée fixe pour lui, qui vit avec la crainte terrible de ressembler un jour à son père inconnu. Maintenant, il vit essentiellement pour son frère. Il sait combien Dean a souffert de la perte de son meilleur ami et sait aussi que, sans aide, il ne s’en remettra pas. Alors il est bien décidé à lui rendre la pareille et, depuis deux années, s’efforce chaque jour de lui rendre visite, de s’assurer qu’il va bien, qu’il s’en sortira. T’es mon frère, mon héros. Samuel est prêt à tout pour le sortir de cette mauvaise passe. Parce qu’il le sait d’avance, il ne se le pardonnerait jamais si quelque chose devait arriver à son grand frère tant aimé.