it's gonna be hard when i'm gone.
Ses yeux se perdaient dans la contemplation du plafond. Des sanglots silencieux secouaient son corps, frêle, quasi-inerte. Elle attendait sans bouger, sans rien dire. Il a recommencé. Cette nuit, il est revenu, le regard plein d'envie, plein de désir. Il a franchi le pas de la porte, sur la pointe des pieds, le parquet de la maison n'émettait qu'un léger craquement, inaudible. Imperceptible. Gorge nouée, ventre serré. La peur l'envahissait, chaque nuit. Il revenait souvent, de la même manière. Discrètement, il entrait dans la petite chambre d'adolescente. Doucement, il s'installait sur le lit. L'enfer commençait. L'enfer recommençait.
_____
« Audience numéro vingt-trois. Quels sont les chefs d'accusation ?
- Agression morale et sexuelle sur mineur, inceste et détournement de mineur.
- Que plaidez-vous ?
- Coupable. »
Derrière la barre se tenait l'accusé, des dizaines de personnes l'observaient, le regard dégoûté, outré par ce qu'il avait pu faire. Âgé de près de quarante ans, son visage était pourtant vieilli par la fatigue, le désespoir. Il puait la culpabilité, elle se lisait sur lui. Il était fini. Richard Clarke venait de perdre sa liberté, l'amour et l'estime. Peu de temps auparavant, Lilween s'était tenue sur ce même siège, les yeux pleins de larmes, les mains tremblantes. Elle aimait son père, malgré elle. Malgré tout. Malgré ce qu'il lui avait fait durant trois longues années. D'interminables années, d'horribles années. Elle avait raconté, au mieux, ce qu'il avait fait.
« Il venait, tard la nuit ... il venait dans mon lit. Il disait que c'était pour mon bien, que je ne devais en parler à personne. C'était notre secret. Il m'était ses mains sur moi et je devais me taire, ne rien dire, ne pas crier. » Le regard de sa mère se faisait noir, amer, triste. En trois ans, elle avait simplement vu sa petite fille se renfermer sur elle-même. Se fermer au monde. Pendant près de trois ans, elle ne se nourrissait presque plus, le minimum pour survivre. Elle ne discutait quasiment plus. Elle s'était coupée du monde, d'une adolescence normale. Lilween avait dix-sept ans lorsque le calvaire s'est terminé.
« Je ne sais pas ce qu'il m'a pris. Tu es formidable mon ange, je suis tellement désolé. J'ai été minable. Un véritable abruti ... Je suis vraiment désolé. Pardonne-moi.
- Vous ne niez aucun des faits ?
- Non. Je mérite d'être ici. »
Les larmes coulaient encore sur les joues de Lilween, sa petite sœur avait baissé la tête, pleurant en silence. Elle l'affrontait du regard, lui renvoyait autant de haine que d'amour. Elle regardait cet homme qui avait détruit sa vie, son adolescence.
« Je te déteste, papa. Je te hais. » avait mimé ses lèvres, alors que l'audience prenait fin. Il avait écopé de vingt-cinq ans de prison ferme. Cela lui semblait peu, elle devrait pourtant faire avec. Rien ne pourrait remplacer les trois ans qu'elle avait perdu. Qui sait si cela n'aurait pu être plus long si elle n'avait pas parlé à la psychologue du lycée. Elle n'a jamais su pourquoi. Pourquoi il avait fait ça. Son père était un monstre.
______
Doucement, lentement, ses doigts s'appuyaient sur les touches noirs et blanches du grand piano. Si grand que sa petite taille, à l'âge de quinze ans, faisait d'elle une minuscule chose fragile et innocente alors qu'elle n'en était plus vraiment une. Si petite, si belle. Si douce. Elle jouait sur ce piano, donnant corps et âme pour la musique qui en sortait. Pour ce son si gracieux. Pour cette jolie mélodie. Seule dans la salon de la maison, elle jouait sans retenu. Comme si sa vie en dépendait. Comme si son monde ne tournait plus qu'autour de ce fabuleux instrument. Pendant qu'elle jouait, elle oubliait ce que la vie lui avait réservé. Ce qu'elle vivait au quotidien. Si petite, si mince, on aurait presque pu croire qu'elle n'était qu'une jeune enfant, vivant entre les jupons d'une mère un peu trop possessive.
Hurler est inutile. Pleurer encore moins. C'est le destin, le hasard. Connard.
« Miss Clarke, ce silence ne vous aidera pas à aller mieux. Vous devez parler, faire une signe. Crier, casser quelque chose. Respirer et dites-moi pourquoi vous venez me voir chaque semaine. Pourquoi vous ne dites rien ? Pourquoi êtes-vous ici ? » Depuis l'âge de quatorze ans, Lilween avait fini par se plonger dans un mutisme troublant. Elle faisait passer ses émotions à travers la musique, sa seule source de réconfort lorsqu'elle devait rentrer à la maison. Comment pourrait-elle avouer à une inconnue que son père, s'il pouvait toujours porter ce nom, faisait d'elle son objet dès que sa mère dormait. Dès que sa soeur, profondément endormie, ne se lèverait plus jusqu'au petite matin. Comment pouvait-elle dire quelque chose dont elle n'avait pas l'autorisation de parler ?
« Tout ce que vous me direz restera dans cette pièce. Je suis psychologue, pas une camarade de classe qui raconterait tout à la première occasion. Je suis tenue au secret professionnel. Lilween, faites-moi confiance. » Confiance était un mot dont le sens avait perdu toute signification dans sa bouche. Richard le lui répétait souvent, de lui faire confiance. De le laisser faire. De se laisser faire. Et elle pleurait. Devant cette femme, âgée d'une trentaine d'année, elle laissait ses larmes coulaient doucement. Cette psychologue scolaire était ce dont elle avait besoin. Malgré les menaces de son père, la solution était à porter de main. Depuis près de trois ans, elle se taisait. Elle ne disait rien. Elle gardait ce lourd secret. Alors qu'elle allait prendre dix-sept ans, elle voyait la lumière au bout de son tunnel macabre. La petite Lilween, si petite et si fragile qui avait cessé de grandir trop tôt devait renaître.
« Mon père ... mon père abuse de moi depuis presque trois ans. Aidez-moi. » Tourner la page, changer d'histoire. Ouvrir un nouveau livre. C'est ici que l'on commence une nouvelle vie. Près d'un mois après cette annonce, la police a débarqué, arrêtant pour de bon le tortionnaire, le bourreau.
_____
Il a fallu se relever. Lever la tête et surmonter les regards, les rumeurs, les moqueries. Et surtout la compassion dans le regard des autres. Dans les rues, les cafés, Lilween était plainte.
Pauvre petite, pauvre fille. Qui l'aurait cru ? Que pouvait-elle y faire ? Pendant des mois, elle avait pensé à en parler à sa mère ou même à sa soeur, mais la peur au ventre, elle y avait renoncé. La peur d'être jugée. La peur qu'il lui fasse plus de mal qu'il avait déjà réussi à faire. Elle se sentait briser. Et elle ne voyait pas comment changer de vie à présent. Retrouver ce gout pour les choses importantes, pour la vie. Pour un monde qui aurait dû être plus heureux. Que se serait-il passé, si elle n'avait pas parler à la psychologue de l'école ? Si elle avait gardé tout cela pour elle ? Si cette femme ne l'avait pas obligé à en parler à sa mère, à la police ou bien qu'elle même puisse en parler ? L'enfer aurait continué. L'enfer serait devenu si quotidien que plus rien n'aurait eu d'importance. Elle aurait continué à extérioriser ses peines à travers le piano du salon, jouant sans retenu, pleurant parfois pour évacuer ses émotions.
« Ne t'arrête jamais de jouer, Lilou. Tu es trop douée. Ne t'arrête jamais de chanter, tu es trop extraordinaire. Bats-toi. Tu y arriveras, j'en suis sûre. Sois forte et tout ira bien. Ne laisse pas les gens te juger. Tu n'as rien fait. Je suis désolée, vraiment, de n'avoir rien vu. Je suis désolée. » Si sa sœur n'avait pas été là, où en serait-elle aujourd'hui ? Morte ou en dépression ? Si sa sœur n'avait pas été là, aurait-elle tenté de rentrer dans un groupe en tant que pianiste et chœur ? Sans doute pas. Elle lui doit une nouvelle vie. Une nouvelle page d'un nouveau livre.
« Bienvenue sur la tournée. Dis au revoir à Pasadena, on ne reviendra que dans un an. » Un an loin de tout, un an vivant un quotidien si différent. Elle n'aurait pu rêvé mieux. Vivre loin de cette ville, qui au fond, ne lui avait jamais rien apporté de bien ces dernières années, la rendrait sans doute plus heureuse que jamais. Elle ne regrettait pas de quitter pour autant de temps, la ville qui avait accueilli ses premiers pas, ses premiers rires, sa première leçon de piano. Impatiente de partir, elle s'en allait sans se retourner, pénétrant dans la voiture qui les conduirait à l'aéroport après un dernier au revoir à sa sœur. Elle lui manquerait. Beaucoup. Elle n'aurait sans doute pas le temps de lui téléphoner, elle essaierait en tout cas. Elle ferait de son mieux pour que sa sœur soit fière d'elle. Il n'y a rien de plus grand qu'une célébrité grandissante. Monter sur scène et sentir l'appel de la foule. Jouer et sourire. Jouer et vivre. Entendre la foule crier et applaudir à l'entente de son nom, il n'y a sans aucune sensation similaire à ce qu'elle pouvait ressentir à cette instant. Elle aimait son public, bien qu'elle le savait, la plupart venait pour voir le chanteur. Elle n'était que pianiste, reprenant le refrain en chœur. Elle n'était personne à côté de la prestance que pouvait offrir Ruben lorsqu'il était sur scène. Si beau et si merveilleux. Le groupe marchait bien, elle était heureuse. Elle vivait sur un nuage. Rien à l'horizon. Rien ne pouvait lui faire croire que le rêve se terminerait plus vite. Elle profitait de ce moment sans se soucier du reste. La musique et rien d'autre . La musique et son cœur battant pour lui lorsqu'elle le voyait. Lorsqu'il entrait sur scène. Bonheur et battement de cœur, elle se sentait trop bien. Un peu trop sans doute.
« Je ... attends. Doucement, s'il te plait. T'es le premier depuis ... » Depuis que son père avait été envoyé en prison, loin d'elle. Lui qui avait abusé d'elle pendant trop longtemps, elle avait fui les garçons, fui le monde entier pendant quelques temps, se contentant de jouer du piano et d'être une lycéenne solitaire. Tout le monde connaissait Lilween mais pas pour les raisons qu'elle aurait aimées. L'affaire Clarke avait fait le tour des quartiers, la rendant célèbre trop vite, à cause d'un monstre. A cause de l'horreur qu'elle avait pu vivre. Elle avait tenté d'oublier mais le regard des gens lui avaient souvent rappelé qu'elle n'était plus la petite fille, mesurant tout juste le mètre cinquante-cinq et ne chaussant que des chaussures en taille trente-cinq. Elle n'était plus la petite fille qui jouait du piano. Non, elle était la fille qui avait été violé par son père. Image répugnante que tout le monde semblait vouloir lui rappeler. Elle était tombée amoureuse de Matti, véritablement. Il était le premier garçon qu'elle avait laissé franchir la barrière de son coeur mais aussi celle de son corps. Le premier qui avait réussi à lui redonner confiance en elle. Aveuglée, elle ne voyait pas qu'il ne ressentait pas les mêmes sentiments, qu'il n'était là que pour s'amuser et faire son travail de musicien.
Elle n'y avait vu que du feu. Jusqu'à un soir, après un concert. Lui et cette inconnue, flirtant sans gêne. La goutte d'eau et la jalousie prenant le dessus, elle n'en pouvait plus.
« Je rentre ! Je quitte la tournée, tu te débrouilleras très bien sans moi. Que je sois là, ou non, ça ne change rien. Je fais juste bien dans le décor. Tu ne me vois même pas, la célébrité t'a changé. Tu n'es plus le même. Tu n'as même remarqué que j'étais am... laisse tomber. Bon courage pour la suite. » Le rêve se termine, larmoyant pour elle, surprenant pour lui.
______
« Lila, tu m'as manqué ! » « Lilou ? Je croyais que tu ne rentrais que dans deux mois ? Qu'est ce qu'il s'est passé ? Tu vas bien ? » Lila, de deux ans son aînée, avait été la première à la soutenir dans son départ, sa mère, elle avait catégoriquement refusé, il y a dix mois maintenant. Elle ne voulait pas voir sa petite fille partir, alors que le procès venait juste de se terminer, donnant à Richard son géniteur, une peine de vingt-cinq ans ans de prison et une lourde amende.
« C'est une longue histoire. Mais je vais bien, je t'assure. Je peux rester ici ? Je n'ai pas envie de retourner à la maison ... » L'idée de revoir sa mère, sans doute dans le même état qu'avant son départ, ne lui plaisait pas, ivre morte, droguée. Sa soeur avait son appartement à présent, qu'elle partageait avec un adorable chien. Elle lui avait offert la chambre d'amis, qu'elle avait fini par rebaptiser comme sa chambre. Encore aujourd'hui, elle vivait avec elle. Elles étaient officiellement colocataire. Lilween préférant se cacher du monde encore. Elle avait vu sa photo dans les journaux people, scandant son abandon et évoquant vaguement une relation amoureuse. Vaguement seulement, entre deux lignes qui parlaient surtout de la peur de la célébrité. Elle pleurait souvent, n'oubliant pas Matti qui devait sans aucuns doute être rentré chez lui à présent. Elle ne voulait pas sortir et encore moins en sachant qu'il était en ville.