courant de l’année 1992, Pasadena.
Quinze ans révolus. Pasadena m’avait vu grandir année après année, mais elle, elle n’avait pas changé. Toujours le même climat, toujours les mêmes activités du dimanche, toujours les mêmes commérages, toujours les mêmes gens. Plus ou moins. Ce jour là, c’était un dimanche après-midi. Joy m’avait demandé de venir chez elle dans l’après-midi, ses parents étaient partis jouer au golf avec d’autres confrères de la ville. Joy, c’était ma petite amie, depuis deux ou trois années déjà. Nous nous connaissions depuis l’époque des bacs à sable. Nos parents respectifs étaient des amis de longue dates, ils fréquentaient la même église, nos pères travaillaient dans la même entreprise et nos mères étaient actives dans les mêmes associations. Elle et moi, cela avait toujours été une évidence et nos parents ne nous cachaient pas leur joie de nous voir ensemble. Elle avait toujours été ma meilleure amie, ma moitié, ma confidente et un beau jour, nous avions décidé de franchir le pas du baiser, alors que nous n’étions que des enfants. A l’époque, nous étions heureux ainsi. On faisait de beaux projets, des projets d’adolescents rêveurs, on voulait fonder une belle et grande famille, elle voulait quatre enfants, trois me suffiraient. Ce dimanche là, quand je suis arrivé chez elle, elle était toute pâle. C’est à peine si elle osait m’adresser la parole.

- Qu’est-ce qu’il y a Joy ?
- Je.. je crois qu’on a un problème.

Elle me faisait peur, mais elle ne voulait pas m’en dire plus. Pas pour le moment, visiblement. J’avais été patient, la regardant faire les cent pas dans sa chambre peinte de rose et couverte de posters de boys band. Puis elle avait inspiré un grand coup, avant de s’arrêter face à moi.

- J’avais du retard.. dans mes règles.. Alors hier je suis allée acheter un test de grossesse.. Cade, il est positif.
- Quoi ?!

J’étais devenu aussi pâle qu’elle.

- Mais je comprends pas.. on s’est protégé à chaque fois!
- Ben tu sais, ça a pu craquer, ou je sais pas moi ! Mais le fait est là. On peut pas le dire à nos parents Cadell, on va se faire assassiner!

Ils nous brûleraient vifs sur le bûcher s’ils apprenaient la nouvelle. Mais après des heures et des heures de discussions, Joy ne voulait se résoudre à prendre rendez-vous à l’hôpital pour mettre un terme à tout cela. Elle avait peur. On avait décidé de laisser passer un peu de temps, afin de réfléchir à tout cela, tête reposée. Mais tout cela m’effrayait. Nous étions beaucoup trop jeunes et nos parents nous feraient vivre un enfer. Quelques jours plus tard, Joy m'appela en pleurs, paniquée. Sa mère était tombée sur le test de grossesse et je la maudissais alors de ne pas s’en être débarrassée ailleurs que dans sa propre poubelle.

- Qu’est-ce que tes parents t’ont dit ?
- Pas grand chose pour le moment, je crois qu’ils vont téléphoner à tes parents. Tu ferais bien de leur en parler avant qu’ils ne le fassent.

J’avais raccroché, dépité. Puis j’étais descendu trouver mes parents qui m’avaient giflé en apprenant la nouvelle. Évidemment, pour eux, j’étais encore vierge et le serai jusqu’au mariage. Ils me reprochaient d’avoir mal agi, d’avoir renié mon éducation et d’avoir offensé dieu. Mais je crois que plus que tout, ils avaient peur du regard des gens. J’avais osé leur parler de l’avortement et ils m’avaient giflé encore une fois. Je n’avais qu’à assumer mes actes et il était impensable pour eux, comme pour les parents de Joy, qu’elle ai recourt à l’avortement. Avec des parents aussi chrétiens, croyants et droits que les nôtres, j’avais été idiot d’évoquer même l’idée. Bien sûr, l’Eglise condamnait fermement l’avortement et c’était d’autant plus vrai à l’époque.

Depuis ce jour là, ma vie a littéralement changé. Je crois que ce fut à ce moment là que j’ai commencé à me détacher de Joy, petit à petit. Je l’aimais toujours, bien évidemment, mais l’avenir m’effrayait et me paraissait soudainement sombre, sans espoir, déjà tout écrit. Tout s’est amplifié lorsqu'à nos 18 ans, nos parents nous ont incité à nous marier. Ou plutôt forcé.

- Déjà un enfant hors mariage résulte d’un pêché, alors il serait temps que vous vous mariez devant Dieu pour vous faire pardonner.

Ma mère avait-elle dit. Et j’étais donc là, quelques mois plus tard, à dire oui devant le prêtre. Le voulais-je vraiment ? Je n’en étais pas sûr. Mais je n’avais pas le choix, tout s’était enchaîné et j’avais été passif. J’avais été passif depuis le jour où Joy m’avait annoncé qu’elle était enceinte. Nous avions mis au monde une fille. Elle était toute petite, elle était belle, mais je n’arrivais pas à lui transmettre de l’amour. J’avais la triste impression que je ne serais jamais à la hauteur et j’avais surtout peur de lui en vouloir à elle, d’être venue au monde alors qu’elle n’y était pour rien.

Alors oui, à quinze ans, je me voyais très bien faire ma vie avec Joy, à Pasadena, me marier avec elle et fonder une famille avec elle. Seulement à quinze ans, on est encore très jeune et on ne sait rien de la vie. On croit tout connaître, on croit savoir ce qu’on veut. Et finalement, j’ai eu le temps de rien voir, j’étais piégé. Du moins, c’est ce que j’ai toujours ressenti au fond de moi-même, sans jamais rien dire. Je ne voulais pas faire de peine à Joy, je ne voulais pas l’abandonner et je n’étais même pas sûr de vouloir l’abandonner. Non, je l’aimais. Peut-être. Ou j’aimais peut-être juste l’idée de l’aimer. Je n’en savais trop rien. Néanmoins, il y avait Joy et il y avait notre fille et je devais m’occuper d’elles.

Les premières années furent les plus difficiles. Nos parents nous aidaient beaucoup financièrement, le temps de finir nos études. Mes études. Joy avait décidé de laisser en suspens ses études pour s’occuper de notre fille, alors je redoublais d’effort afin de pouvoir lui offrir une vie décente. A force de volonté, j’avais fini par obtenir mon diplôme et je gravis peu à peu les marches qui m’emportèrent dans le monde du cinéma, en tant que scénariste. Ainsi, quelques années après avoir été diplômé, j’écrivais mon premier scénario pour une série américaine, avant d’accéder au cinéma. Mais bien évidemment, ce succès professionnel fit de moi un mari et un père absent.

- Tu es retard Cade.
- Je sais. J’avais beaucoup de boulot.

Joy cherchait en vain mon regard, mais j’étais déjà plongé dans ma paperasse. Cela faisait des années maintenant que notre relation n’avait pas évolué. Une routine morose s’était installé. Il n’y avait plus une once de tendresse et Joy avait baissé les bras depuis longtemps.

- Ta fille était persuadée que tu viendrais la voir, au spectacle de l’école. Elle a pleuré en sachant que tu ne viendrais pas.
- Elle le sait très bien que je ne peux pas toujours être là.
- Que tu ne peux pas toujours être là ? Mais tu n’est jamais là Cadell! Tu manques ses anniversaires, tu manques ses spectacles, tu manques tout. Tu n’étais même pas là à ses premiers mots, à ses premiers pas, lorsqu’elle a perdu sa première dent, lorsqu’elle fait des cauchemars..
- Tu cherches à me dire que je suis un mauvais père ? Non parce que je le sais déjà Joy, mais merci de t’en soucier.
- Tu peux m’en vouloir pour cette vie Cadell, mais tu ne peux pas lui en à vouloir à elle. Elle n’a rien demandé bon sang, tout ce qu’elle veut c’est un peu d’amour de la part de son père!

La conversation était déjà terminée, j’avais tourné les talons pour aller m’enfermer dans mon bureau. C’était toujours le même débat, toujours les mêmes reproches et j’étais toujours aussi lâche. Je ne comprenais pas ce qui n’allait pas. Finalement, j’avais ce dont j’avais toujours rêvé. Mon travail me permettait de vivre aisément, j’avais une femme extraordinaire et j’avais une fille adorable. Mais je n’y arrivais pas. J’avais l’impression de passer à côté de quelque chose, j’avais l’impression que si c’était la vie que je voulais étant plus jeune, désormais elle ne correspondait plus à mes attentes. Il me manquait quelque chose, quelque chose qui me rendrait heureux. Car je crois qu’au fond, le réel problème était que je n’étais pas heureux. J’avais beau sourire tout les jours au travail, durant les dîners en famille, au fin fond de moi je souffrais.

Plus le temps passait, plus il me semblait évident que je n’avais plus aucun sentiment pour Joy. Je n’avais connu qu’elle, ça avait toujours été elle et personne d’autre et je n’avais donc jamais eu l’occasion d’aller voir ce qu’il y avait ailleurs, s’il y avait mieux ailleurs. Si une autre personne arriverait à faire battre mon coeur de la façon dont il battait au tout début avec Joy. Je voyais Joy et je ne ressentais plus rien pour elle. Et je n’avais jamais souhaité aller voir ailleurs, je ne voulais pas être un de ces hommes qui profitent que leurs femmes aient le dos tourné pour aller voir leurs maîtresses. J’étais avec Joy et je la respectait trop pour la tromper. Et puis aucune autre femme ne m’attirait à vrai dire. Je ne les regardais plus. Elles ne m’attiraient plus.



Courant de l’année 2005, Pasadena.
C’était un samedi matin. Ce jour là, j’avais eu envie de faire plaisir à ma fille puisque c’était son anniversaire et j’avais donc envie de passer du temps avec elle, rien qu’avec elle. Nous n’avions que peu de moment à nous. J’avais été un père abominable durant les premières années, je n’avais jamais trouvé ma place au sein de cette famille. Mais plus elle grandissait et plus je trouvais urgent de jouer mon rôle de père. Sinon, notre relation continuerait de se dégrader et elle finirait par me haïr définitivement. J’avais attendu qu’elle se réveille et lui avait proposé de l’emmener faire les magasins en premier lieu. Ses yeux pétillaient, tellement elle était heureuse.

- Tu comptes sortir avec les jambes à l’air comme ça ?
- Bah quoi papa, c’est un short!
- C’est court quand même.. C’est pas trop de ton âge, si ?
- Qu’est-ce que t’en sais!

J’avais décidé de laisser passer, après tout elle avait raison, je n’y connaissais rien à la mode des adolescents. La matinée fut mouvementée. La gamine s’entêtait à vouloir acheter des jupes trop courtes, des hauts trop voyants, du maquillage et je ne cessais de la réprimander alors elle s’énervait, je haussais le ton et c’était la même rengaine à chaque magasin.

- Bon tu sais quoi papa, ça sert à rien qu’on continue hein. J’irais faire du shopping avec maman.
- Ben.. je pensais que ça te ferait plaisir.
- Oui, si à la limite je pouvais m’acheter quelque chose, mais t’es d’accord avec rien.
- Mais t’as vu ce que tu veux acheter ?
- Mais tu vis dans quel siècle ?

Finalement, nous étions partis manger dans un restaurant, avant d’aller se promener l’après-midi. Elle me racontait un peu sa vie, l’école, ses copines, les garçons. Je crois que c’était la première fois qu’elle me parlait autant. Et une fois tout ses sujets de prédilections épuisés, elle se risqua à une questoin.

- Papa, pourquoi t’es jamais là ?
- Pour le boulot, tu le sais très bien..
- Tu nous aimes pas ?

Elle avait l’air de se faire beaucoup de soucis, elle semblait vraiment perturbée par tout cela. Et finalement, j’avais fini par m’y attacher à cette gamine, mais je ne savais juste pas comment m’y prendre avec elle. Elle partageait tellement de choses avec sa mère et j’avais toujours l’impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas être à ma place. Tel un intrus dans cette maison. Dès que j’essayais de me rapprocher de ma fille, je faisais tout de travers alors elle me le reprochait et je lâchais l’affaire. Tel un yoyo. J’allais et revenais, sans succès. Tandis qu’avec Joy, notre relation se dégradait continuellement et on avait sans doute atteint le point de non retour. C’était dispute sur dispute et j’étais presque devenu un fantôme à la maison.

J’occupais mes journées comme je le pouvais, soit au boulot, soit en vadrouille avec ma jeune cousine Hazel ou bien avec les collègues. Joy n’appréciait pas que j’aille faire la fête, je crois qu’elle avait peur que je trouve une femme mieux qu’elle, une femme qui me pousserait enfin à partir. Parce qu’au fond, Joy était persuadé que je finirais par la quitter, qu’il fallait juste que je trouve la bonne raison de le faire et que si je restais avec elle pour le moment, c’était par dépit. Néanmoins, ce qu’elle ne savait pas et que je découvrais seulement, c’était que si les femmes ne m’attiraient plus, c’était parce que je trouvais les hommes plus séduisants. Je m’étais surpris à plusieurs reprises à les regarder, à les trouver attirants et cela remontait à des années. Peut-être même que cela remontait à l’adolescence. Je ne saurais dire. Mais j’avais toujours refoulé ces désirs au plus profond de moi-même. J’étais déjà confiné dans ma vie avec Joy et puis, mon éducation faisait qu’il était impossible pour moi d’être homosexuel. Impossible. Et pourtant, il fallait se rendre à l’évidence. Et quand j’y pensais, cela expliquait beaucoup de choses. Cela expliquait mon mal-être, cela expliquait ma relation avec Joy, cela expliquait tout. Ou presque tout.



Courant du mois de juillet de l’année 2010, Melbourne.
- Il est temps qu’on mette fin à cette mascarade Joy. J’ai essayé, crois moi, j’ai essayé fort d’aimer notre vie, d’aimer ce que l’on avait construit, mais finalement, ce n’était pas la vie dont je rêvais. Je ne regrette pas, au contraire, je suis fier de notre fille, je suis fier de ce qu’elle est devenue. Je regrette simplement de ne pas avoir mis fin à cette relation plus tôt, de m’être accroché à ce mariage si longtemps pour rien.. Je ne voulais pas te faire souffrir en te laissant, mais je crois qu’au final, tu souffrais tout de même de la situation.. J’ai tout fait de travers Joy et je m’en excuse.. Quand tu liras ces mots, je serais déjà parti et c’est mieux ainsi. Prends soin de toi et prends soin de notre fille. - Quelques lignes d’une longue lettre que j’avais écrite et que j’avais déposé dans le tiroir de mon bureau, où Joy n’irait pas fouiller. Je voulais attendre d’être parti pour qu’elle la lise. Je ne voulais pas qu’on m’empêche de m’en aller. J’étais décidé à prendre du recul, à prendre un nouveau départ, à faire le point sur ma vie. J’avais l’impression d’avoir tout raté, de n’avoir rien fait pour moi depuis des années, de n’avoir rien fait de bon, de n’avoir rendu personne heureux, j’étais au plus bas. J’ai pris un billet aller simple pour Melbourne en Australie, n’emportant que le strict minimum et une fois sur le sol australien, j’ai laissé un message sur le répondeur de ma fille. - Salut .. c’est moi.. Je.. je suis parti.. pour de bon.. Je suis désolé, mais je crois que c’est mieux ainsi, de toute façon, je n’ai jamais été un bon père pour toi, alors je ne suis pas sûre que mon départ change vraiment quelque chose dans ta vie.. Mais on garde le contact, tu peux m’appeler quand tu veux.. Et euh.. tu diras à ta mère que je lui ai laissé une lettre, dans le tiroir de mon bureau.. Voilà. A bientôt. -

J’avais acheté un petit appartement, dans le centre-ville de Melbourne. Je n’avais aucun scénario à écrire puisque je n’avais accepté aucun contrat dernièrement, mes premiers moments en Australie étaient semblables à des vacances. Deux mois après mon arrivée, je fis sa connaissance. Cet homme. Cet homme qui a tout changé. Ce fut le coup de foudre immédiat. J’étais dans un petit bar, accompagné de quelques amis que je m’étais fait ici, peu après mon arrivé. Ils avaient proposé qu’on se retrouve au bar du coin et l’une des femmes présentes avait annoncé qu’un ami à elle se joindrait à nous dans la soirée. Elle avait précisé qu’il sortait d’une relation et qu’il avait besoin de se changer les idées. Lorsqu’il arriva, je tombai sous son charme. Il était un peu plus jeune que moi, de cinq années. Seulement, j’étais persuadé qu’il était hétérosexuel, on ne s’attend pas à rencontrer des homo à tout bout de champs. Mais, le sujet de son ancienne relation vint sur le tapis et naturellement il nous parla de son ex copain et j’eus une étrange sensation de soulagement. Nous allâmes marcher sur la plage, tous ensemble, en fin de soirée et j’avais saisi l’occasion pour m’écarter un peu du groupe avec lui. Et de fil en aiguille, nous avions convenu de nous revoir prochainement et après quelques rendez-vous, j’avais franchi le cap. Je crois que je suis tombé amoureux de lui. J’étais bien avec lui, cela me paraissait naturel. Plus naturel que tout ce que j’avais pu vivre avec Joy depuis le premier baiser échangé. J’étais enfin moi-même et heureux.

Je ne savais pas quand je rentrerais à Pasadena. Je me voyais même faire ma vie à Melbourne sans aucun soucis. Jusqu’au jour où ma relation pris fin. Je n’étais pas triste, il s’agissait d’un commun accord. Lui avait un désir de paternité, moi pas. J’avais tellement peur d’échouer à nouveau que je ne voulais pas m’y risquer. Et puis, il m’encourageait à repartir en Californie, il pensait que je ne devais pas passer à côté de la vie de ma fille et qu’elle avait besoin de moi. Et puis, il ne cessait de dire qu’il avait été une parenthèse pour moi, que ma vraie vie n’était pas là. Quoiqu’il en soit, je lui étais reconnaissant. Il m’avait offert une belle histoire d’amour et il avait confirmé mes doutes quant à mon homosexualité. Je ne quittai pas Melbourne amèrement. J’étais donc désormais de retour à Pasadena et je n’avais qu’une crainte, affronter mon entourage, leur expliquer les raisons de mon départ.